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Artiste(s)
Philippine Schaefer
Lieu d’exposition

20 Rue des Gravilliers,
75003 Paris

Galerie Hors Champs, Paris
2 janvier 2021 au 28 février 2021
Vernissage le : janvier 2021

Au travers des ombres

Photogrammes et cyanotypes
Au travers des ombres
" La biche ", cyanotype sur papier Arches, 75 x 57 cm, 2019

On croirait qu’au départ, il n’y a que ce bleu. Couleur du ciel, de la mer, couleur du commencement. Un bleu de Prusse, profond, dont on soupçonne qu’il n’est pas vide mais emprunt d’une impulsion, d’une mémoire sans mot d’où la vie peut émerger. A partir de cette tonalité lointaine et dense, des formes s’éclaircissent, deviennent signifiantes. Ce sont des contours qui se dessinent, plus lumineux, du bleu cyan jusqu’au blanc saturé, émergeants : silhouette féminine, biche, corbeau, fleurs, etc. Les contours sont l’offrande première de ce commencement, le support de projections par lesquelles l’histoire peut se décrire, la lumière nous guidant.

Cette lumière, en réalité, est une ombre. Des objets ont été exposés par le soleil sur un papier photosensible induit de ferricyanure de potassium et de citrate de fer ammoniacal. Il s’agit là d’un procédé photographique sans appareil photo, photogramme sur surface photosensible que l’on nomme le cyanotype, mis au point en 1842 par John Herschel. Ce saisissant bleu provient de l’oxydation  du fer sur la surface confrontée aux rayons ultraviolets. Philippine Schaefer va mettre ses motifs, son corps en premier lieu, généralement accompagné de divers objets, à différents niveaux du support photosensible afin de créer les variétés d’intensité, de précisions..

" rêve d'un faune ", cyanotype sur papier Arches, 75 x 57 cm, 2019

L’ombre d’un corps, donc, fixée en image. Le corps de l’artiste devient fiction. Ou le contraire : elle pourrait répondre qu’il devient réel, que c’est le corps de la femme qui a toujours été la fiction première de nos sociétés. Le réel, la vérité, sont ce qui est caché dans l’ombre des représentations sociales –dans celle du langage. Tout l’intérêt du théâtre d’ombres est dans cette idée d’un envers. D’un « négatif », pourrait-on presque dire, comme dans la pratique photographique. Il s’agit généralement de contes, d’ailleurs, c’est-à-dire de ce qui « s’inscrit » dans la société, ce qui la porte, et Philippine Schaefer va orienter son travail dans ce registre là. Belladonna moderne, elle est faune, ondoyante parmi les caresses des fleurs, sorcière dansant la communion chatoyante des bois. Mêlée aux pétales et aux animaux, elle s’identifie à ces symboles d’épanouissement et s’affirme en elle-même comme un Jardin d’Eden.

Mais un conte est une péripétie initiatique heurtée d’obstacles. Parler de liberté consiste toujours à parler de lutte. Des photogrammes (argentiques) antagonistes s’opposent aux cyanotypes. Figures cornées aux dimensions menaçantes, photo-soldats, leurs couleurs sont plus vives, composées d’un rouge frappant et leur texture plus lisse, plus froide ; elles sont juges. Philippine Schaefer y répond par un cyanotype au geste de défense, par un autre évoquant le symbole communiste de la faucille et du marteau, ce dernier remplacé par une main, facilement blessable. Arrive alors le marquage, l’exécution, corps transpercé de flèches, de lances, corps pendu aux couleurs évaporées.

Au travers des ombres
" Cornes I ", photogramme papier, Fuji couleur, 125 x 86 cm, 2018
Au travers des ombres
" fleshX ", photogramme papier Baryté ilford warmtone, 60 x 50 cm, 2018

La résolution de ce conte est libre : elle peut être un sacrifice héroïque, comme le suggère ces portraits aux poses iconiques, transcendant leur destin en un message de vie (la première utilité du théâtre d’ombres consistait à évoquer l’âme des morts, leur présence encore parmi nous). Elle peut-être une réflexion sur une jouissance ambiguë, celle de la liberté s’exprimant dans la douceur et l’érotisme des images de mort, comme si la condamnation était recherchée par une sorcière extatique. La jouissance aussi du contrôle du corps d’autrui, et si Philippine Schaefer utilise son propre corps pour représenter les juges, c’est peut être pour témoigner de nos risques à tous de devenir, à notre tour, l’injuste bourreau. Dans l’image d’une fleur, des lames de couteau sont mêlées aux pétales. Quant à cette forme phallique se dirigeant vers son sexe : est-ce une menace, est-ce une arme ?

A toutes ces questions l’artiste ne nous donne pas la réponse : il ne s’agit plus de son corps à elle mais d’un souffle poétique inscrit sur le papier par cet art du réel, cet art de la retranscription que l’on appelle la photographie, mais qui, dans sa pratique la plus hors du temps, la plus ancienne aussi, est une transmutation en un théâtre fascinant. Il faut savoir écouter l’irréel au travers des ombres.

Hannibal Volkoff

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