La question du dieu en art –en général d’ailleurs c’est pas vraiment une question mais plutôt une affirmation, une adoration ou un avertissement –ça arrive pourtant, parfois, des œuvres qui doutent de dieu –mais le doute sera pour une autre exposition, cette fois-ci nous croirons ou jouerons à croire –selon les trois axes habituels du dieu en art : l’apparition, la personnification, d’une entité supérieure, grand autre originel d’un fantasme de toute puissance ; force détenue dans les éléments dont l’inéluctabilité relève d’un destin, parfois guidé par la moralité ou parfois bêtement absurde ; et ce qui, en nous-mêmes, permet d’être ou d’avoir la divinité, par nos choix et expériences dont l’art soutiendrait la dimension spirituelle.
Notre exposition propose un ballet coloré entre trois artistes, le photographe Simon Diebold, la dessinatrice Coline Renard et la designer Tilko, dont les pas de danse chorégraphient ces thématiques.
Commençons par les apparitions : les photographies de Simon Diebold sont des mises en scènes de silhouettes chatoyantes, majestueuses, flottant ou trônant dans un univers semblant découler de leur propre présence. Chaque élément est minutieusement conçu par le photographe, des costumes au décor qu’il peint lui-même. A travers son jeu d’éclairage et la confrontation des modèles aux miroirs déformants, ses dieux revêtent des formes floutées, tordues, impossibles, oniriques, ils deviennent impressions, joyeuse danse sacrée ondoyant sous nos prières. On discerne dans leurs apparats certaines iconographies renvoyant à la culture asiatique, africaine, ou encore occidentale ; un véritable tour du monde, pourrait-on affirmer et pourtant tout est photographié dans un studio –une décision affirmant que cette expansion de corps mythologiques est d’abord une affaire intime.
Et de ces prières, quel impact sur le monde ? Avec les œuvres de Tilko, nous avions envie de parler de géologie, de tectonique des plaques, du monde en mouvement comme un ballet de dieux. Il s’agit pourtant de tableaux cousus aux fils de soie et coton compressés. De la même manière que dans la nature la matière par sa décomposition amène à son recyclage et à la réapparition de la vie, Tilko utilise des chutes de tissus, des fins de bobines, renaissant pour devenir cartographies, formes terrestres, monts entrechoqués, fleuves ondulatoires, déserts progressifs… Elle habille le monde de sa savante composition de tonalités. Et quand on s’approche des tableaux, la compression des fils qui les font ressortir donne envie de les toucher, de lire en eux comme s’ils étaient du langage braille. Ils semblent alors les pores d’une peau ou ses veines ; on pourrait dire que cette surface grouille pour mieux raconter les multiples étapes de leur cheminement.
Des vues du ciel, on en trouve aussi dans l’œuvre de Coline Renard. Mais sur l’une d’entre elles est dessinée selon l’iconographie météorologique un cyclone se déchaînant de l’océan Atlantique au Pacifique en passant par le Brésil ou encore le Mexique. Les dieux peuvent aussi se mettre en colère. Coline Renard dessine au marqueur sur papier noir des images aux vives couleurs et aux formes simples héritées de l’imagerie populaire latino-américaine. Le regard au premier coup d’œil y voit des oiseaux voltigeant entre les vagues ou des fleurs, des coraux, ou une ville bordant la mer. Mais chaque tableau contient un élément détournant notre regard de l’enchantement premier. Les illuminations nocturnes des villes américaines nous font comprendre que la pollution lumineuse altère le vol des oiseaux migrateurs. Ceux qui entourent l’île que se partagent Haïti et la République dominicaine symbolisent avec tristesse ce qui peut encore échapper au conflit entre les deux Etats. La nature entière semble contaminée : le corail est envahi par les pixels, affecté par la surpêche, c’est sur un building que poussent les fleurs à butiner, et ce volcan est en réalité composé de voitures confinées dans l’embouteillage.
Nous avons pensé que cette contamination s’imposait dans notre danse des dieux, à une époque où l’on nous désigne le capitalisme comme le seul réel possible. S’il ne peut être contesté, alors il devient dieu, et l’inégalité et l’excès consumériste deviennent son ballet. Mais les dieux peuvent aussi être combattus ? Coline Renard est politologue mais non pas militante : son travail témoigne de constats politiques mais qu’elle magnifie par la délicatesse de son feutre –par ailleurs, son tableau de tempête se nomme « L’œil du cyclone », c’est-à-dire l’espace calme encerclé par l’agitation où prendre le temps de la réflexion, d’échapper enfin à ce ballet qui nous est imposé pour peut-être, à notre tour, faire des dieux.
Hannibal Volkoff