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Artiste(s)

Lee JeeEun

Lieu d’exposition

20 Rue des Gravilliers,
75003 Paris

Galerie Hors Champs, Paris
25 juin au 9 juillet 2024
Vernissage le : 26 juin 2024

Random Process

Peintures

L’imminence de la beauté (ou le devenir fleur de la lumière)

Note sur les œuvres récentes de Lee JeeEun

Nature et beauté

Rien, aucun œuvre, ni picturale, ni musicale, ni littéraire ne serait si les êtres humains que nous sommes n’étaient pas réceptifs au jeu infini que joue, jour et nuit la nature devant leurs yeux. Comment oublier le message que nous envoya Charles Baudelaire, il y a deux siècles, lorsque, conscient de la puissance de la nature il écrivit ces vers destinés à demeurer dans nos mémoires : « Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité, / Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

Toute la nature s’est trouvée là rassemblée, et par les sonorités même, Baudelaire nous a invités à passer au-delà des mots et à vivre une expérience kinesthésique.

Par le choix de son motif « unique », celui des feuilles et des fleurs, toutes étant cependant accueillies dans ses œuvres dans leur multiplicité, Lee JeeEun ne nous entraine pas dans le jeu d’une répétition vaine, mais dans l’explosion des possibles, par des compositions sans cesse renouvelées entre formes et couleurs, entre lignes et point, entre trait et transparence, donnant ainsi à voir à sa manière une kinesthésie envoutante.

C’est qu’elle a inscrit sa vie dans l’orbe de la grande nature, celle qui joint ensemble « les parfums et les sons », mais aussi les formes et les couleurs, nature qu’elle a observée attentivement et qu’elle est ainsi parvenue voir toute entière dans ces deux éléments. Car elle savait que son travail, sa tâche, son œuvre ne serait rien d’autre que de recomposer des formes à partir de feuilles et de fleurs pour prolonger le travail constant d’invention qu’accomplit la nature lorsqu’elle joue avec le soleil, la pluie, la nuit, le jour et les nuages. Percevoir cela, c’est comprendre que l’on est artiste.

Ey n’est-ce pas le devoir de l’artiste que de se glisser au cœur même du grand bouillonnement de la nature et d’y faire sa place, d’agir en elle plutôt que d’agir pour ou contre elle ? Lee JeeEun en choisissant ces deux « motifs » savait qu’elle accomplissait sa part de travail dans ce qui constitue la tâche de l’artiste telle que la conçoit Paul Klee dans sa célèbre conférence De l’art moderne, prononcée à Iéna en 1924.

«  Permettez-moi d’user d’une parabole ; la parabole de l’arbre.

Notre artiste s’est donc trouvé aux prises avec ce monde multiforme et, supposons-le, s’y est à peu près retrouvé. Le voici suffisamment bien orienté et à même d’ordonner le flux des apparences et des expériences. Cette orientation dans les choses de la nature et de la vie, cet ordre avec ses embranchements et ses ramifications, je voudrais les comparer aux racines de l’arbre.

De cette région afflue vers l’artiste la sève qui le pénètre et pénètre ses yeux. L’artiste se trouve ainsi dans la situation du tronc.

Sous l’impression de ce courant qui l’assaille, il achemine dans l’œuvre les données de sa vision.

Et comme tout le monde peut voir la ramure d’un arbre s’épanouir simultanément dans toutes les directions, de même en est-il de l’œuvre.

Ni serviteur soumis, ni maître absolu, mais simplement intermédiaire, l’artiste occupe une place bien modeste. Il ne revendique pas la beauté de la ramure, elle a seulement passé par lui. »

C’est en tout cas le pari qu’a fait Lee JeeEun que de concentrer la nature, dans ces éléments majeurs que sont la feuille et la fleur. Elle sait qu’elles émergent du long processus de création commençant sous terre, et explosent à la pointe des branches. C’est sans doute pour cela qu’elles sont seulement dignes d’être le motif central de sa peinture mais le vecteur privilégié permettant un accès à la beauté.

Motif, variations et transformation

Dans une brève note d’atelier de 2023, Lee JeeEun semble s’approcher d’une vérité à la fois difficile et essentielle. Elle nous transmet en effet ceci : « Il fut un temps où la vie était trop dure. Mon dos était collé au sol, immobile, mon cœur se pétrifiait de manière froide comme la glace. Depuis que j’étais vivante, je devais respirer. J’ai regardé́ par la fenêtre.
Une mer de fleurs remuait joyeusement, changeant leurs couleurs brillantes en harmonie avec le soleil, les feuilles des arbres dansaient dans les airs, en se balançant au vent. Mon regard se dirigeait vers ce mouvement, mon cœur fondait et je pouvais me dresser. De cette façon, je me suis échappée 1cm à la fois de l’obscurité́. »

Si l’on s’en tient à la métaphore proposée par Paul Klee, centimètre par centimètre elle est devenue arbre et de ce parcours elle a extrait la feuille et la fleur, éléments par lesquels la vérité de son art allait se manifester.

Mais si l’on prête une oreille encore plus attentive à ces mots discrets et puissants, Lee JeeEun nous donne à entendre que la peinture est pour elle le moyen d’échapper à un monde pesant, irrespirable, en s’installant à la fois mentalement et physiquement par le geste de peindre dans cet autre monde, imaginaire et réel, et concret autant qu’il est possible à un rêve de le devenir, celui qui a nom nature.

Et comment l’ignorer, tout ce qui dans le monde n’a pas été fait par l’homme appartient à la « nature ». Mais tout ce qui constitue la nature ne touche pas à la beauté. Il faut pour l’appréhender, parvenir à voir et restituer ce qui a été vu dans des formes créées par l’homme, un investissement à la fois mental et physique immense. Et pour y parvenir, il n’y a pas d’autre moyen que de parvenir à éveiller, sinon directement un dieu ou un esprit, du moins une force intuitive et synthétique incomparable, une force parallèle à celle de la création.

Les feuilles et les fleurs dessinées et peintes par Lee JeeEun depuis toujours ont ce caractère d’intuition majeure et cette dimension de force dirigée non seulement vers la beauté mais par la beauté.

Car la beauté n’est pas une donnée objective, ni d’ailleurs subjective, mais la force de transformation qui agit à travers toutes les choses de la nature. Regarder une seule œuvre de Lee JeeEun, c’est avoir affaire à cette force. Mais c’est surtout la découvrir comme ce qui permet de relier de manière indéfectible, la puissance du geste, la douceur des mots et la beauté des formes.

La beauté est le nom de l’élan du cœur qui permet à chacun de s’approcher de ce qui le fait vibrer et battre sans cesse. Elle est ce par quoi la pensée accède à elle-même comme puissance de la nature et donc capable de sentir, recevoir et créer de la beauté. La beauté n’est pas tant le résultat d’un travail que la force de transformation qui permet d’échapper aux désastres de l’imperfection en se vouant à la quête d’une perfection vivante.

Lignes, formes et couleur : variations cosmiques

L’œuvre d’une artiste peintre est faite pour être vue, évidemment, mais aussi pour être regardée avec attention, et cette attention est ce qui nous conduit sur la voie royale que l’art nous propose, celle de la méditation. Répétitive par le motif et mais variée par les formes des feuilles et des fleurs, par les couleurs et leurs superpositions inattendues, par les lignes qui se fondent ou se détachent de la forme et les points qui, reprenant les lignes originelles, semblent flotter dans l’espace du tableau dessinant comme des fragments de cosmos en mouvement, la peinture de Lee JeeEun s’impose à chacun comme une ouverture sur un univers en expansion.

Comprendre comment un tel prodige est possible, tel est ce à quoi nous conduisent ces œuvres. Pour cela il importe de suivre le mouvement qui conduit l’artiste de toiles d’un format souvent circulaire mettant en avant la plénitude charnelle des feuilles et des fleurs aux superpositions qui, devenus pure affirmation colorée, peuvent se recouvrir les unes les autres sans s’annihiler, bien au contraire.

Les jeux de transparence dans lesquels Lee JeeEun est passée maître, lui permettent de faire coexister ses motifs dans de subtiles variations de couleurs. Elle parvient à recomposer, après avoir conquis de haute lutte le déploiement pictural de la forme de la feuille ou de la fleur, non pas l’arbre ou la plante comme élément à représenter, mais l’essence de l’arbre et de la plante comme ensemble de feuilles et de fleurs mêlées. La puissance matérielle et mentale qui permet à ce « miracle » de s’accomplir n’est autre que la lumière.

Et cette lumière conquise de haute lutte s’avance vers nous tel une hallucination douce en train de se réaliser. Car la lumière est ce qui du cosmos vient à nous et ce qui, en permettant, entre mille autres choses évidemment, aux arbres de vivre, fait que quelque chose comme la beauté advient dans le monde.

La lumière traverse les feuilles comme des éclairs de douleur et de bonheur, mais long a été le chemin qui a permis à Lee JeeEun de parvenir à respirer pleinement dans la lumière libérée des pièges d’une « réalité » indélicate.

Il y a eu non pas des étapes mais des tâtonnements de la main et de l’œil. C’est cela que certaines œuvres anciennes nous permettent de comprendre. Tâtonner au sens où il fallait à la fois approcher la feuille et la fleur et les comprendre. Pour cela pas d’autre moyen que de les ausculter, tel un médecin à la fois décidé et respectueux. Ainsi a-t-on pu voir des œuvres présentant, dans des couleurs mates le plus souvent, des lignes et des traits, signalant au regard les nervures ou les contours du calice. Commençait ainsi à « s’écrire » des chemins qui très vite cherchèrent à se déployer au-delà de la forme.

Ainsi est née la tension originelle qui porte les œuvres de Lee JeeEun, celle qui relie entre elles les exigences d’une perception juste et les élans d’un esprit en train de se sentir pousser des ailes. L’esprit cherche toujours à se déployer au-delà de la perception, mais très vite il comprend qu’il risque de se perdre.

Des œuvres plus anciennes de Lee JeeEun nous permettent de comprendre comment le mouvement vers la transparence maîtrisée des feuilles ou des fleurs superposées – les feuilles alors à leur manière devenant des fleurs – a pu se produire. Les lignes qui formaient comme des éléments de « décoration » à même la peau des feuilles ont fini par évoquer des chemins possibles. Mais ces chemins étaient limités par la forme de la feuille ou des pétales d’une part, et par les à-plats de couleur du fond du tableau. Le devenir « couleur pure » de la feuille plus encore que de la fleur, faisait apparaître des zones dans lesquelles les lignes n’avaient plus de véritable importance.

Et l’on a vu l’exploration de ces limites devenir la source d’une nouvelle manière, d’une libération des lignes par leur subtile transformation en lignes composées de successions de points de couleur peints ou inscrits à même le papier ou la toile. La feuille et la fleur semblaient se projeter au-delà d’elles-mêmes et s’inventer des doubles à profusion. La forme, de limite imposée par la nature devenait le prétexte à un nouveau voyage, un voyage vers la lumière, un voyage cosmique parce que pictural.

Immanente beauté

C’est un recentrement sur les fleurs qui se produit en 2023. Non qu’elles aient cessé d’être l’élément central unique, mais parce que la couleur déjà omniprésente, a changé de fonction. D’à-plat opaque accueillant parfois des effets simples de transparence plus suggérés qu’accomplis car liés à l’allègement de la matité, la fleur est devenue le vecteur d’un double mouvement aussi paradoxal que puissant, de superposition et néanmoins d’allègement radical de l’épaisseur de la couleur au point qu’elle ne nous est plus donnée que comme transparence.

De plus les lignes sont en quelque sorte redevenues sages. Elles assurent les contours des feuilles et des pétales et l’on peut dire que sous nos yeux tout est en train de devenir fleur.

Comment ne pas penser à l’un des poèmes sans titre qui parsèment Alcools d’Apollinaire.

« Pardonnez-moi mon ignorance / Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers / Je ne sais plus rien et j’aime uniquement / Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes / Je médite divinement / Et je souris des êtres que je n’ai pas créés / Mais si le temps venait où l’ombre enfin solide / Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour / J’admirerais mon ouvrage » (Apollinaire, Alcools, Poésie Gallimard, p.118).

Car c’est bien à cela que nous assistons désormais dans le travail de Lee JeeEun, une méditation nouvelle accompagnée d’une transmutation de cette chose qu’est la fleur en monde coloré vibratile et translucide. Cette floraison translucide devient sous les mains expertes de Lee JeeEun, une création singulière prolongeant l’œuvre de « La » création même et la conduisant vers un de ses aboutissements qu’elle n’est pas parvenue à rendre durable.

On comprend maintenant en quoi Lee JeeEun est une artiste et une artiste importante. Ce qui pouvait passer pour une obstination infondée, peindre toujours le même « motif », se révèle un facteur de création neuve. En ne cherchant pas, comme le montre Paul Klee, à imiter la nature, mais en plongeant par le travail dans le processus créateur proprement dit, elle est parvenue à comprendre ce qui pousse le vivant à se tourner vers le soleil. Et ce faisant ce qui le pousse, en jouant avec lui qui est sur terre la source de la vie avec l’eau, à inventer de nouvelles possibilités, de nouveaux agencements.

Ces agencements, ici, sont des transparences inédites, des mélanges de couleurs qui n’existent pas sous cette forme dans la nature. Et ces transparences constituent non seulement la preuve que l’homme dispose, lui, d’une puissance unique, celle de continuer la création, mais qu’il ne peut le faire – car sinon en fait il détruit et ne construit rien – qu’en ayant en ligne de mire une idée de la beauté.

Lee JeeEun a en tête depuis toujours une telle « idée », c’est-à-dire une capacité à « voir », à accepter les visions qui lui viennent à partir de ce qui est et à les transformer en quelque chose qui déborde ce qui existe. Ce débordement prend ici la forme de recouvrements de pétales aux couleurs impossibles à mêler dans la réalité. En prouvant que cet impossible est justement possible et en le réalisant dans des œuvres d’une puissance colorée « magique », elle porte le geste artistique à son accomplissement, car lui et lui seul permet à la beauté de se manifester, et ainsi, tous, de nous toucher.

10 mai 2024

Jean-Louis Poitevin

Écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, docteur en philosophie

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