« Les cœurs meurent de faim autant que les corps ; donnez nous du pain, mais donnez nous des roses ! »
James Oppenheim
« Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci »
Ignaz-Vitalis Troxler
Il y a 50 ans, des milliers de pavés s’extrayaient des routes parisiennes par la fiévreuse prédiction du Grand Soir, et se propulsaient à travers son crépuscule imbibé de gaz jusqu’à la vieille cuirasse rouillée de l’Ancien Monde. C’était les révoltes étudiantes et ouvrières de mai 68. Cinquante ans plus tard, donc, arrive le temps des commémorations. Mais les pavés, eux, que sont-ils devenus ? Enlisés dans du béton bitumineux, désamorcés, apprivoisés, nous leur marchons dessus sans entendre leurs récits, leur témoignage –eux qui furent trop bruyants, trop glissants aussi. A la domestication des pavés s’aligne celle de l’Histoire et de ces aspirations. Cependant, malgré le contrôle du bitume, de nombreuses anomalies font irruption entre les interstices du trottoir, sous nos pieds : des fleurs émergent subrepticement, semblables aux lucioles, mais végétales cette fois-ci, chères à Pasolini.
Ces fleurs de ville, Isabelle Bonté-Hessed2 va en cueillir une chaque jour pendant une année entière pour les conserver dans de la paraffine. L’objet de cet inventaire, que l’on pourrait voir comme un cruel déracinement, consiste au contraire à leur apporter une voix, un discours. A travers les textes qui les accompagnent, les fleurs nous parlent de ce qui naît dans les marges, survit malgré tout, tel un « autre monde » oublié. Intitulée « Je décide d’honorer chaque journée par une fleur », la série aurait pu s’appeler « Je décide d’honorer chaque fleur par une journée », par ces jours d’hommages et de résurgences, ces jours qui n’ont de sens que par ce qui, en eux, est résistance à l’aseptisation. Nous comprenons que c’est par le surgissement clandestin de l’insignifiant, de ce qui est effacé, enterré, qu’Isabelle Bonté-Hessed2 aborde l’Histoire. Le rituel de conservation de ces vies est un geste d’observation de ce qui pousse du passé, s’incarnant, malgré leur discrétion, en une foisonnante diversité de formes (et de résistances).
Une fleur poussant sous les pavés est une jolie anecdote ; 365 fleurs, c’est une armée –puisque la mémoire est une guerre.
Ce lien conflictuel de l’effacement et de la préservation est très justement exprimé par le choix de la paraffine, dont la matière conserve autant qu’elle camoufle. Isabelle Bonté-Hessed2 s’est spécialisée, depuis de nombreuses années, dans l’utilisation de ce produit, par le biais de ses installations, sculptures et peintures, ce qui leur confère une texture qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Elle peut notamment donner à ses sujets une dimension fantomatique. Ainsi, la série « CRS » représente des policiers chargeant lors de manifestations, dont les silhouettes noires se dessinent en contraste avec les nuages de gaz, comme si elles naissaient d’eux, ombres anonymes et menaçantes du gouvernement qui affrontent les manifestants. Rappelons que l’étymologie de la paraffine signifie « qui a peu d’affinité » (elle n’est pas un liant), c’est-à-dire qu’elle porte en son corps l’idée même d’antagonisme : nul doute alors qu’elle était la plus indiquée pour peindre ces portraits de Karl Marx et d’Emmanuel Macron en un percutant diptyque. Opposés l’un à l’autre, leur visage semble jaillir de cette identique nuée que celle enveloppant les CRS, brouillard qui d’un même coup de pinceau trace des contours et en brouille les détails, tel notre incertitude, nos angoisses face aux actualités –ou tel une présence spectrale, qui « hante l’Europe ».
Une création numérique et une installation accompagnent ces tableaux. La première est tirée d’un projet (de 2012 à 2014) intitulé « Equation différentielle stochastique », dans lequel des enregistrements d’ouvriers licenciés par leur usine (de PSA-Aulnay) sont insérés à l’intérieur de moulages de leurs mains. Pourquoi les mains ? Parce que symboles de leur force de travail, elles sont la mémoire des ouvriers. Il faut les caresser pour entendre leur témoignage. Isabelle Bonté-Hessed2 nous invite à aller vers l’autre, à la rencontre de ceux qui ne sont considérés que comme des chiffres, et à lire dans la ligne de leur main ce qui, peut être, nous renseigne sur le futur… Encore une fois, donner la parole : faire que les fantômes deviennent sujets.
Donner la parole est le premier geste politique, et précisément celui par lequel s’érige un système démocratique. 2018 fête les 50 ans de mai 68, les 200 ans de Karl Marx, mais aussi les 60 ans de la Constitution Française, rédigée le 4 octobre 1958. De quoi donner envie de dresser un état des lieux ? Là n’est pas l’intention de l’artiste, non. Nous dirons plutôt qu’à partir du constat d’un présent politique et économique en crise, Isabelle Bonté-Hessed2 invite à interroger les institutions, et leur lien avec l’individu. Dans son installation « Méditer devant les cendres », elle a ritualisé chaque jour la consumation d’une page de la Constitution après l’avoir lu, puis en glisse la cendre dans de la paraffine. Le feu pour elle est créateur : il s’agit là de construire à partir de la destruction, en une démarche d’assimilation, de relire comme pour relier à soi. Ce geste poétique est une injonction à la re-politisation de notre quotidien.
Hannibal Volkoff