En premier lieu une entrée. L’œil voit une île. Cette dernière émerge de l’horizon comme si la ligne séparant la mer et le ciel s’était décidée à prendre corps, et ainsi progressivement prendre vie –on le sait tous, une île, progéniture des abysses et de l’azur, n’existe que parce qu’elle est attendue. C’est notre regard qui en dessine la forme, les limites, et peu à peu discerne les rives pour mieux deviner l’étendue de ce qu’elles camouflent. Elles camouflent forcément quelque chose puisqu’elles répondent à une quête que nous portions en nous, consciemment ou non, dans nos navigations intérieures.
Cette quête peut être celle d’une rencontre, d’une reconnaissance, d’un repos. Mais on peut aussi chercher un nouveau lieu où se perdre, un espace solitaire où enraciner sa perte. Dans cette exposition, le photographe et peintre suédois Kristoffer Axén montre cet espace où le sujet va errer ; aux côtés du photographe plasticien allemand Sebastian Klug, il va aussi exhiber les souvenirs qui naissent et s’effacent, se rejouent comme des échos brumeux. Quant au dessinateur Damien Bockenmeyer, il nous dévoile l’enracinement, ce qui chez le sujet se métamorphose en une adhésion non sans angoisse.
À en juger les photographies de Kristoffer Axén, ce chemin dans l’île sera un jeu progressif d’absence et de présence, débutant par d’ocres rochers de plage, nets et rassurants, qui laisseront peu à peu la place à une route verte, bleue, grise, sans frontières, dont le paysage disparaît pour ne laisser apparaître que des silhouettes. Nous pouvons imaginer que ces dernières sont le sujet lui-même, se dédoublant comme détaché par les souvenirs qu’elles traînent –mais elles peuvent aussi bien être de lugubres rencontres désincarnées. Le dédoublement des formes, de toute façon, indique une rupture, une dualité, tout comme ces bâtiments identiques et inutiles, monolithes peut-être sépulcraux, ou murs des lamentations.
L’espace s’estompe, donc, pour se faire le réceptacle de la mémoire. Les peintures de Kristoffer Axén dévoilent les visages d’enfants, de camarades, de ce qui semble être les parents. De même, les photographies de Sebastian Klug représentent ce qui, visuellement, ne peut que témoigner d’une période lointaine, vécue il y a longtemps –mais lui évoque plutôt la naissance du désir, et sa satisfaction. La texture de leurs travaux est floue, vaporeuse, et chez Kristoffer Axén, subit un éraillement dont on saisit à la seconde qu’elle retranscrit des tremblements d’indécision et d’incertitude comme s’il y avait une douleur à éviter.
Cette douleur peut être interprétée par le découpage des photographies de Sebastian Klug. Chacune d’entre elles a été entaillée telle ces images qu’on ne veut plus voir, ces souvenirs que l’on jette à la poubelle. Pourtant, le sujet a choisi d’en dédoubler le tirage puis de récupérer les morceaux tranchés pour en tisser à nouveau l’image, dont la déchirure devient entrelacement et la projection soudainement plus chaleureuse. Les lignes géométriques leur donnent une dimension « constructive », comme une industrie des formes, mais leur grain semble ressembler à de nouveaux pixels attestant encore une fois d’un doute, de l’inquiétante ombre du trouble dissociatif.
Face au doute, on peut soi-même devenir un fil. Les figures, chez Damien Bockenmeyer, sont dessinées par des traits à l’encre blanche sur papier noir, des traits labyrinthiques dont la forme ne s’achève jamais. L’une de ses pièces décrit aussi le sujet dédoublé, mais s’arrachant ses deux visages. Cela peut être perçu comme une mutilation, mais nous pouvons privilégier l’idée de réfuter l’identité pour mieux s’adonner à la métamorphose. Si ces dernières ne sont jamais complètes, c’est que le sujet perdu dans son île choisit de n’être plus que ce mouvement, imbriqué à l’île en elle-même : devenir animal, devenir plante, devenir concept. Il devient une veine, un chemin, une racine. Rhizomes en résonance : se multiplier de manière à non plus se complaire aux remords mais pour trouver en soi la matière à création. Et les souvenirs dispersés nourriront la terre.
Que va-t-il en éclore ?
Hannibal Volkoff