Dans le discours spiritualisant, les âmes errantes sont les esprits qui, après la mort, n’ayant pu rejoindre l’au-delà ni se réincarner, vagabondent dans le monde comme dans des limbes. Ce concept, riche en récits et en images, ne pouvait pas échapper à de très nombreuses illustrations dans l’art. Mais cette exposition, présentant les travaux de Dan Barichasse, Sandrine Elberg et Hannibal Volkoff, n’aura pas pour but de proposer un échantillon de ces illustrations. Elle se veut plutôt un exercice sensoriel d’images qui se traversent les unes les autres autant qu’elles sont traversées en elles-mêmes, dans leur matière propre, témoignant d’un passage, d’une apparition intérieure évoquant celle d’un spectre.
La peinture à l’huile de Dan Barichasse se déverse sur du papier glacé, support vierge par excellence, refusant d’absorber. La peinture est d’abord en fuite, comme effrayée, puis en attente, elle se cherche sur cet espace où elle ne peut s’ancrer ; l’artiste l’aide en maniant le papier et en la confrontant à de nouvelles strates de peinture aux dosages variés, jour après jour. Ce qui est tache au départ, telle une cellule, se surprend à explorer son potentiel de formes, se répand en apprivoisant les multiples textures qu’elle engendre. Dan Barichasse fait souvent référence à la cosmogonie, il travaille ses tableaux comme on observe la création d’un univers et le processus d’irrigation du vivant dans un lieu donné pour s’y épanouir.
Le contraste entre le magma de textures et la froideur industrielle du papier glacé, comme celui entre les sillons veineux et les aplats, sautent aux yeux. On est tenté de caresser le tableau, de constater par nous-mêmes comment chaque couche repose sur la précédente pour muter en une forme, en une impression nouvelle. La peinture est ici particulièrement sereine, lyrique, elle semble jouir d’être là, de son propre cheminement pour devenir un territoire abstrait multipliant les frontières afin de mieux les dépasser. On pense à un monde flottant, à un sommeil filtré par des rideaux aquatiques et végétaux, des voiles de méduses qui se meuvent afin ne pas être identifiées.
Des présences s’y cachent. Ces motifs, visages, lucioles furtives que l’on devine, naissent de l’abstraction mais se refusent encore au figuratif. Ils disent ce qui se dissimule dans l’informe des origines : la vie en latence, la promesse de l’être. Comme si la peinture avait la fonction d’un liquide amniotique dans lequel repose le signe, et ne s’incarne qu’à travers notre regard, ainsi que le sens d’un rêve que l’on défini à distance de ses profondeurs indistinctes et qui nous revient tel les rayons de lumière transperçant les abysses.
Le travail de Sandrine Elberg fait preuve d’une volonté inverse : là où l’abstraction de Dan Barichasse tend vers le figuratif, sa photographie (pourtant art par excellence de la captation du visible) montre le résultat d’une contamination du reconnaissable par des formes abstraites. Nommée « Mémoire de l’oubli », la série présentée prend comme support des photographies argentiques vernaculaires, puisées dans les archives de l’artiste, images d’intérieurs ou de paysages, qu’elle soumet dans sa chambre noire à des réactions thermiques et chimiques dévorant la scène initiale
Un noircissement du tirage se produit alors, l’obscurité s’abat sur les images du quotidien et des traces blanches apparaissent, naissant de cette nuit. Elles évoquent des constellations : la nuit a besoin d’étoiles pour parler d’elle. Elles évoquent aussi les rhizomes : amas de tiges souterraines se nourrissant de la pénombre, de la chambre noire elle-même, enrichissant la photo, en la détruisant, de sa matière organique. Cette série se place dans la continuité d’un long travail de Sandrine Elberg mêlant le scientifique et l’onirisme, faisant du microscopique un univers macroscopique et des visions cosmiques une exploration cellulaire.
Les traces envahissent ces images anodines comme pour dire qu’elles ont toujours été là, qu’elles sont la palpitation des profondeurs sous la surface sous le langage. Les photographies sont ensuite numérisées : « Mémoire de l’oubli » n’est pas seulement la mémoire de l’inconscient, mais aussi de l’argentique, et c’est cette idée de passage qui est au centre de la démarche de Sandrine Elberg. Un autoportrait en Yuki-Onna accompagne cette série, fantôme de l’hiver, éternelle personnification errante de l’éphémère neige, comme une image funéraire de ce qui pénètre les images en les consumant.
Une sélection de photographies d’Hannibal Volkoff contextualise les recherches de ces deux alchimistes sous l’angle du corps. Elles sont issues de trois séries différentes. L’une utilise des radios de cage thoracique pour en faire un paysage de l’intérieur, les vestiges d’une cité engloutie qu’un explorateur aurait localisées dans les cartographies de Sandrine Elberg et les songes de Dan Barichasse. Deux autres images issues de la série des « Corps vertiges » décrivent un renversement du corps comme ébloui ou perdu par ce qui le traverse dans son expérience intime, lorsque l’être vacille, se suspend. L’obscurité qui l’entoure peut être vue comme l’heureuse plénitude d’un rejaillissement, ou comme l’angoissante submersion dans un inconnu empli de dangers.
Enfin, la photographie d’un pénis en érection propose un autre angle d’approche de cette exposition, à savoir que ces âmes errantes sillonnant chacune des œuvres seraient en fait la libido, cette énergie précédant la conscience et lui survivant. Nous parlions de « monde flottant » pour la peinture de Dan Barichasse ; au japon, dans les terres de la belle Yuki-Onna, le monde flottant est un courant artistique particulièrement propice à l’érotisme et au fantastique. C’est une chose que la psychanalyse a bien compris : il faut passer par l’onirisme, par le mythe, pour parler de la vérité du corps. La vérité du corps, c’est à dire le Réel qui nous restera toujours voilé mais dont la fuyante présence, cette présence en tant que fuite, est justement la quête, autant que le point de départ, de l’art.