En fait, tout est déplacement, tout est en devenir. Et c’est là une chose étonnante, parce que nous avons beau admettre que les flux nous traversant inlassablement sont la respiration de la vie, nous nous efforçons de nous approprier ce mouvement de changement perpétuel pour en faire quelque chose de stable.
Quelque chose de l’ordre d’un intime, qui nous façonne et que l’on appelle l’être.
Ce que nous nommons, ce que nous fonctionnons, avec habitude, est un appel de la conscience pour exister dans le temps.
Si l’intime est un voyage intérieur, alors il nécessite une démarche, une initiation, un passage.
Tel l’ouverture d’une porte par la clef, le passage implique un objet de transition, ou une méthodologie qui peut se rapprocher du rituel.
« La parole est la maison de l’être », nous rappelle le plasticien Ratko Krsasin, citant Heidegger. Ses installations donnent à voir de vastes cocons où le visiteur peut se réfugier, et écouter dans un montage sonore sa propre voix et celle des autres visiteurs, préalablement enregistrées.
La notion « d’être », en tant que fuite perpétuelle, a besoin d’un carcan où l’on pourra tenter de le définir, et le langage est ce qui sélectionne les bribes du monde qu’on assimile, personnifie selon l’expérience de chacun, l’histoire de chacun.
Le cocon est un refuge protecteur, mais aussi un lieu de métamorphose, s’opérant par la rencontre des multiples voix. Il est simultanément un lieu de connaissance et de reconnaissance. On y entre et sort avec la volonté de ne plus être le même, mais par le contrôle (le rituel) apaisé de l’enrichissement.
L’intime est au sein de ce chœur avec la même confiance que le cocon, fragile présence animiste, au sein de l’obscurité.
Mais, on définit notamment l’intime par ce qui est profond, donc ce qui est obscur – alors qu’au final l’obscurité, ce qui échappe à la conscience, n’est-il pas plutôt dans tout ce qui n’est pas en profondeur ?
Déclinant la vive luminosité des cocons de Ratko Krsanin, le plasticien Michel Peneau fait le pari du pari du trouble. « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau », disait Valéry. Le pari de la surface.
Mais cette surface est elle aussi l’objet de métamorphoses, puisque les toiles de Michel Peneau sont des photographies sur lesquelles il ajoute de la peinture, puis qu’il reprend en photo. Les garçons maniéristes qu’elles représentent (souvent des autoportraits), la peau qu’elles murmurent, semblent s’évaporer dans l’image comme les techniques s’évaporent successivement les unes dans les autres — et c’est là que le trouble opère.
Car l’inquiétude est ici présente par l’absence ou la fuite des regards. La conscience se consume dans le vague des textures, et l’être s’incarne, silencieux et sensuel, dans la communion du corps avec l’espace qui l’environne. La surface des choses devient un espace du dedans.
Il s’agit en fait d’un travail d’hypnose : l’âme flotte dans ses propres ombres où il se dissout pour mieux se révéler (ce « rêve ailé »)…
Enfin, là où Rakto Krsanin nous propose l’intime par l’intériorisation, et Michel Peneau par la fusion de l’intériorité avec l’extériorité, Clarisse Debout, elle, utilise l’extérieur comme recherche de soi.
Depuis de longues années, Clarisse Debout ne voyage plus sans être accompagnée d’une peluche (un « Oui Oui), celle de son fils, qu’elle photographie le long de ses périples en de doux et poétiques clichés argentiques.
Cette part d’enfance contenue dans le voyage (en tant que découverte), elle exprime à travers cet objet, ce lien symbolisant son passé, le déjà vu, mais aussi le futur, le non-encore vu.
L’enfance : ce que l’on découvre et ce qui est, de manière constante, derrière nous. Un voyage.
Les espaces changent, les postures, jeux, contemplations de la peluche changent, mais la peluche est toujours identique. C’est le nomadisme, l’éternel retour du différent, qui est la condition pour rester soi-même.
Chez Clarisse Debout, le voyage est une quête afin d’élaborer et d’alimenter les contours de son paysage psychique.
Ajouter pour mieux épurer. Dans l’accumulation des lieux et des expériences, le toujours autre et ailleurs, la peluche a trouvé sa plénitude. Le double « Oui » de son nom se découvre affirmation nietzschéenne (si l’on ose dire) : « Je veux le monde et le veux tel quel ».
Hannibal Volkoff — Directeur Artistique