Cette exposition devait en premier lieu présenter des artistes russes, vivant à Moscou, dont le déplacement des œuvres a finalement été impossible à cause de la guerre. Il a donc fallu trouver de nouveaux artistes. Vous savez comment cela fonctionne : on en sélectionne un premier, que l’on confronte à un deuxième, et la thématique s’élabore, par le biais théorique ou au sein d’une narration, invitant à la présence des artistes suivants.
Les premières pièces sélectionnées furent les tableaux de Cécile Duchêne Malissin, puis ceux de Camille Mercandelli Park, aux métamorphoses envahissant les corps et bouleversant l’image même. Toutes deux abordent le portrait, les visages posant dans un espace neutre, la première ajoutant sous l’acrylique des collages très fins de papiers aux motifs ornementaux, pour en camoufler la peau ou au contraire en ajouter une profondeur accidentée ; la seconde photographiant des peintures de la Renaissance, qu’elle contamine par plusieurs couches de gouache en une éclosion de formes organiques.
Nous nous sommes rendu compte que la métamorphose est le fil conducteur le plus régulier de nos différentes expositions, depuis nos débuts. Nous avons alors pensé qu’il fallait insérer la mutation de nos personnages dans une histoire. A la rencontre de Marie-Pierre Brunel et de ses peintures à l’acrylique, ses dessins et ses gravures, se sont ajoutés les thèmes de l’enfance et de la guerre.
Le scénario s’esquisse : les images sont rêvées par des enfants endormis. Ou peut-être sont-ils morts, les peintures étant inspirées par les photographies d’enfants décédés du XIXe siècle –et l’on se pose la question : à quoi peuvent bien rêver les cadavres ?
Dans les gravures qui les accompagnent, ils se font agresser, méchamment châtier par des asuras, c’est-à-dire des esprits démoniaques issus de la mythologie hindouiste. De l’autre côté, des guerrières armées, faisant référence aux célèbres miliciennes du XXème siècle, prennent la pose, la main au fusil : des figures maternelles appelées pour les protéger ? Une flore rouge, sanglante, s’attache à elles, pousse de leur corps. L’idée se précise : nous présumerons que ces métamorphoses, en feuilles, en animaux, chez Cécile Duchêne Malissin, en rhizomes chez Camille Mercandelli Park, sont provoquées sous les paupières closes de ces enfants. Nous ne savons pas si elles sont causées par l’effacement de leurs souvenirs –ces figures seraient donc l’image, vacillante dans les limbes du sommeil, de leur famille posant avec cette grâce d’une cour royale que peut revêtir l’aîné– ou comme une malédiction proférée avec fureur –ou peut-être encore une dissimulation, geste de protection vis-à-vis de la violence extérieure.
Ce dont nous sommes sûrs, c’est que cette exposition existe à cause de la guerre. Nous sommes sûrs aussi du contraste entre cette réalité vécue en Europe de l’est et dans une galerie du 3ème arrondissement. Au lieu d’en exprimer une vérité dont nous sommes si loin, nous en chantonnerons un écho onirique. Tout est contraste dans l’exposition : entre la noblesse et la moisissure chez Camille Mercandelli Park, entre le délicat dessin traditionnel et les aplats de peinture fluo chez Marie-Pierre Brunel, entre la douce beauté et son isolement solitaire chez Cécile Duchêne Malissin.
Ainsi, bercés dans le rythme de ces confrontations par le sommeil malsain d’enfants blessés, nous avons sélectionné un 4ème artiste, Hervé Bernard, pour ses sculptures réalisées à partir de barbelés, comme un caressant lien entre chaque artiste, entre chaque image. Parce que les fleurs nourries de nos chairs nocturnes ont elles aussi l’intention de se métamorphoser. De se transformer en bouquet de fils de fer aux tranchantes épines. Ceux-là ne se fanent pas, au moins. Mais contenues par une cloche de verre, ces ronces semblent s’enrouler sur elles-mêmes de rage de ne pouvoir griffer l’horizon entier. Il faut en contrôler le désir. Rendre ce dernier comestible. Pourquoi pas : en faire des friandises, des bonbons de barbelés à mâcher pour l’infanterie. Ils auront la saveur de l’ombre et nous leur apprendrons que ce n’est qu’un jeu.
Hannibal Volkoff