Un premier regard sur un dessin d’Emeline Piot entraîne une fascination immédiate : là où l’on voit de loin une vaste tache envahissant une toile ou un carton, on se surprend en s’approchant à découvrir une prolifération de motifs et de figures entrelacés les uns aux autres en un désordre animal et végétal parfaitement maîtrisé, sans hiérarchie.
Le premier réflexe que l’on a lorsque l’on regarde un assemblage d’images, est d’en déchiffrer le langage, ce qu’il est susceptible de raconter. Force est de constater qu’ici, il ne peut être question d’histoires linéaires. Les signes sont assemblés en un secret intime. On en soupçonne une fonction, peut être le témoignage d’un mythe oublié, jusqu’à ce que, du bouquet d’émotions ressenties, l’on comprenne qu’il s’agit avant tout d’une formule, celle d’une harmonie entropique.
L’œuvre d’Emeline Piot est une incantation qui évoque le chamanisme.
En premier lieu, l’élaboration même des motifs a une dimension magique : à partir d’une simple idée de départ (le motif principal), Emeline Piot brode l’univers qui émanera de cette idée par la pratique du dessin automatique. L’entrelacement des formes est instinctif. On a du mal à y croire tant la cohérence des toiles saute aux yeux, mais pourtant jamais, au cours du processus créatif, elle ne prend du recul sur le travail en cours pour le corriger, l’équilibrer, en surveiller la structure.
L’artiste précise que ses rêves sont régulièrement composés de ces arabesques visionnaires, ce qui en explique la rareté des couleurs.
Conteur de rêves, le geste d’Emeline Piot participe donc lui-même de ces rêves. La main somnambule qui guide dans cette nuit est aussi nocturne, et aussi guidée. Et s’il y a guide, c’est qu’il y a chemin : pour aller où ? Pour aller partout, en tout sens (n’est-ce pas là le principe des rêves ?). Pour mieux se perdre, c’est-à-dire être attentif aux potentiels infinis.
Le potentiel du dessin sur la toile, le potentiel des formes mais aussi celui des expériences intérieures : le devenir-humain quand on le confronte au devenir-végétal, animal, élément, abstraction… La proposition est bien-sûr holistique, animiste.
Le vide n’existe pas. Tout est foisonnement, tout est naissance. En envahissant la toile en un agglomérat de traits, Emeline Piot suggère qu’il est possible de nous laisser à notre tour nous envahir par ce que cet « avant l’être humain » a à nous dire, comme une énergie des rhizomes. Un trait est toujours un lien, d’un point à un autre : les dessins sont ici un nœud de liens enserrés pour mieux dénouer ce lien entre notre regard et ce qu’ils nous murmurent sur nous-mêmes –entre nous et là d’où nous venons.
Les dessins d’Emeline Piot sont une jungle qu’il faut observer de très près afin d’en constater l’impressionnante minutie. Il y a là quelque chose de proche de la joaillerie : peut être une volonté de créer un ornement, une parure pour sa mythologie. Comme un hommage mortuaire au Paradis perdu. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les motifs de départ d’Emeline Piot sont généralement des crânes, des carcasses d’animaux morts.
Crânes qui ne sont pas seulement le sujet de ses dessins, mais aussi leur support. L’Histoire regorge de cultures où le tatouage est associé aux formules magiques. Les formes d’un dessin seraient susceptibles de comporter en elles une dimension spirituelle qui imprégnerait son porteur. Sauf qu’Emeline Piot ne dessine pas sur la chair d’animaux vivants mais sur des os d’animaux (renard, phacochère, buffle, cheval, etc…), la volonté n’est pas ici de protéger l’être mais de lui insuffler une seconde vie. Une vie qui se meut avec sa propre temporalité puisque l’encre évolue sur les crânes en fonction de sa confrontation avec une matière qui ne cesse d’évoluer. La mémoire ne se sauvegarde et ne s’honore qu’en l’enrichissant du présent –qu’en l’incluant dans un mouvement créateur. C’est là la tâche d’Emeline Piot : relier, tisser trait après trait une arabesque de liens entre nous et le monde.
Hannibal Volkoff