Si, comme le dit la poétesse, « le temps est ce coquillage au bruit de mer latent », de quelle forme, de quelle texture se revêt-il, et de quel corps aujourd’hui défunt s’est-il engendré ?
L’œuvre sculpturale de Daria Surovtseva, depuis ses débuts, semble être née d’une disparition. Elle est une exploration, que l’on pourrait qualifier de paléontologique, de mystérieuses structures qui pourraient aussi bien s’apparenter à des fossiles, ou des coquilles, qu’à des objets sacrés d’une civilisation inconnue.
Elle sculpte un autre temps, issu d’elle-même, le souvenir d’un état psychique d’avant le langage, mais aussi d’avant l’affect. Ce temps est là, froid, figé. Nous observons ses ornements, son étonnante architecture de plexiglas et de porcelaine, son squelette dont nous constatons les mécanismes sans pour autant les comprendre. Il s’agit bien là d’un travail de chercheur : Daria Surovsteva nous présente ces vestiges comme si elle les avait trouvés, en archéologue de ses propres zones d’ombres, et nous invite à nous y plonger en l’absence amusée de mode d’emploi.
Afin de mieux brouiller les pistes, tout est joué sur la confrontation des opposés et, bien sûr, sur leur réconciliation en une harmonie minutieusement ciselée. Les pièces paraissent se protéger, dans un éclatement vêtu de tranchantes piques, crêtes ou fractales, mais se révèlent dans la transparence : elles sont irrémédiablement ouvertes. La concrétion de leur corps est composée par la froideur du plexiglas et par la douceur de la porcelaine : la fragilité en devient délicieusement palpable. Les formes phalliques s’érigent au bord des cavités vaginales (celles dans lesquelles Triton soufflait pour apaiser les tempêtes sous-marines ?) : il en émane le mystère de l’originel sexe hermaphrodite.
Enfin le temps lui-même est interrogé par ces sculptures à la coque fossilisée des autrefois, mais dont l’aspect fonctionnel, et la modernité du plastique, peuvent aussi évoquer des vaisseaux spatiaux, un univers de science-fiction. Des abysses à l’espace, l’obscurité tel l’inconscient nous enrobe, ainsi que leur silence.
En effet, les sculptures de Daria Surovtseva sont bien silencieuses, et c’est par ce silence que résonne en nous leur remise en cause du réel tel que nous le connaissons. Pour ce faire, elle a finalement bâti ce qui pourrait être une œuvre mortuaire (ou natale ?) de ce que l’on trouve à l’intérieur.Et ce qui en émerge est cette faune troglobie, en même temps organique et artificielle, dont la confrontation avec nos propres corps permet une passionnante réinvention du corporel par le prisme de l’éternel thème de la sculpture, celui de la quête de l’immortalité.
Hannibal Volkoff