« The Perfect World »
Tous les auteurs de science fiction qui ont imaginé les dystopies vers lesquels notre monde risque de tendre, Orwell et Huxley pour citer les plus connus, ont commencé par décrire les techniques d’uniformisation des individus, de formatage généralisé, comme principes d’oppression des peuples.
A l’heure de la mondialisation, celle du néo-libéralisme, le photographe Patrick Van Roy nous rappelle combien il est urgent que l’art adopte un regard critique face aux bouleversements mondiaux entraînés par le consumérisme. Si la singularité est le principe de l’art, il ne peut se faire qu’en décryptant l’engrenage normatif déclenché en notre quotidien.
La volonté de profit permanent implique une hyper-productivité auquel doit nécessairement répondre le désir du consommateur –désir que l’on va donc créer, afin de maitriser son renouvellement au même rythme que les produits qu’il convoite.
En somme : faire que tout le monde ait les mêmes besoins, c’est faire que tout le monde achète la même chose. Et si tout le monde achète la même chose, alors le système, enrichi, pourra créer les mêmes besoins, mais différemment, auxquels il proposera de répondre.
Le consommateur devient donc un produit à moduler, à additionner pour produire à son tour de la richesse. Alors que c’est par l’abondance consommatoire que l’individu contemporain prétend moduler son identité, Patrick Van Roy utilise l’accumulation pour exprimer son formatage.
Enseignant à l’INRACI, c’est en observant ses élèves que Patrick Van Roy a réalisé la série des « Accumulations ». La jeunesse est la première cible du merchandising : elle est la plus malléable, la plus réceptive, et constitue la société, donc les acheteurs, de demain. Ainsi, dans la photographie « Façade », de grands panneaux publicitaires ornent la devanture d’une école : les grandes marques, banques, firmes sont omniprésentes dès l’éducation, voir dès le début de l’enfance, comme il en témoigne avec « God » et « The Perfect World », vastes et presque écœurantes concentrations de Mickey pour la première, et de Barbie pour la seconde.
Ces jouets, que Patrick Van Roy reprend en photo dans « Are We Just Toys ? » (et ses petits soldats de guerre) sont symboliques en ce qu’ils sont la représentation de l’individu tel que le système normatif, avec une certaine insistance, nous le propose. Tout en muscles (combatif, prêt-à-produire) pour l’homme, tout en courbes et longueurs (séductrice, prête-à-produire) pour la femme ; un idéal inatteignable, un besoin à satisfaire par une infinité d’efforts et d’achats.
Et quand Patrick Van Roy photographie des jeunes gens, ils sont empaquetés dans des boites de poupées (« Pamela & Bobby ») ou étalés en la longue sieste d’une éternelle récréation (« Volatiles »). Les uns sourient niaisement, certainement dans le but de déclencher le désir de celui qui les achètera au rabais, les autres n’y pensent même plus. Les uns attendent, les autres se prélassent : le constat est celui d’une déplorable passivité, d’un consentement au sacrifice.
Et c’est effectivement de belles prouesses que d’avoir fait croire à l’épanouissement de tous là où tous en réalité ne sont endormis que pour servir celui des élites.
Le consumérisme est l’opium du peuple, nous affirme Patrick Van Roy, comme l’ont été la religion ou le patriotisme quand eux-mêmes n’étaient pas encore devenus objets de marchandisation. Dans « The Soldier » et « The Messiah », à travers l’accumulation d’objets identiques (des petites croix, des petits soldats en plastiques), une image se dessine, les englobant tous ; une image ou plutôt une idée, un visage christique, un visage de soldat, le simulacre des anciennes valeurs au service de l’argent.
Au final, ce déchiffrage de notre société est un travail de distance : étudier le détail pour comprendre un processus plus vaste, plus global.
Quand on observe de près les photographies, on constate que chaque élément qui le constitue est unique, qu’aucun n’a été dupliqué, et pourtant lorsqu’on prend du recul, ils semblent tous exactement semblables. Au même titre que sa prétention à donner sa chance à tous alors que son aboutissement ne peut passer que par la suprématie d’un seul « leader », le capitalisme réussit à faire croire que c’est en respectant la singularité de chacun, par la multitude apparente des choix de consommation, qu’il a pu se développer.
Patrick Van Roy utilise les mêmes armes que le système qu’il dénonce, l’artifice, la séduction, la retouche, mais pour mieux combattre le mensonge, le divertissement, l’uniformisation. Les dystopies, les nauséabonds « Perfect Worlds » décrits par la science fiction sont déjà là, et s’ils tentent de nous priver de mots pour analyser leur oppression, alors nous nous servirons de la photographie.
Hannibal Volkoff — Directeur Artistique