« Le pli n’affecte pas seulement toutes les matières, qui deviennent aussi matières d’expression, suivant des échelles, des vitesses, des vecteurs différents (les montagnes et les eaux, les papiers, les étoffes, les tissus vivants, le cerveau), mais il détermine et fait apparaître la forme, il en fait une forme d’expression, Gestaltung, l’élément génétique ou la ligne infinie d’inflexion, la courbe à variable unique. » (G. Deleuze. Le pli)
Parce que l’art du pli est un art de la métamorphose, c’est en gage de rappel à son intention d’en faire une ligne de conduite, que la Galerie Hors-Champs lui consacre une exposition pour fêter son deuxième anniversaire.
L’art du pli est une pratique ancestrale qui s’est vue explorée tout au long de l’Histoire dans de multiples cultures et à travers de nombreuses approches ; de la sculpture classique grecque à la haute-couture en passant par l’origami ou l’art baroque.
Si, comme nous l’explique le Robert, le pli est
« la partie d’une matière souple rabattue sur elle-même et formant une double épaisseur », alors tout en lui est affaire de rupture et de continuité. Une telle métaphore de la création contemporaine ne saurait passer inaperçue ; et ce sont quatre artistes, Aymeric Caulay, Dominique Bodon, Stello Bonhomme et Sylvie Caty, que la Galerie Hors-Champs choisit de défendre pour interroger l’héritage des traditions.
L’héritage de l’Histoire de l’art est l’un des centres de recherche de Dominique Baudon. Ses sculptures prennent pour base des reproductions de tableaux classiques dont elle va froisser, torturer, disséquer le papier pour lui apporter du volume. En utilisant parfois la même image pour toute une série de sculptures, Dominique Baudon invite à la décortiquer d’un nouvel œil, d’un œil plissé : les froissures, le jeu de volumes et de creux, de distorsions, mettent en évidence des parties de l’image et en cachent d’autres. La scène décrite se met à vivre de par ses variations. D’ailleurs, ces plis envahissant les images, ne sont-ils pas en quelque sorte leurs rides, les sillons de leur peau ? Dominique Baudon utilise aussi beaucoup de photographies de visages (lisses, impersonnels) tirées de magazines. En transgressant les normes de représentation par le pli, elle les humanise et creuse l’infini de possibilités présent en elles.
Le pli est la variation par excellence, pli sur pli, pli selon pli, il contient en lui un principe de répétition auquel s’attache particulièrement Sylvie Caty. Plasticienne de l’intime, Sylvie Caty ne cesse d’alimenter son inventaire de l’universel et du singulier. Sa série de feuilles pliées de livres (et ordonnées de manière homogène dans un cadre strict) exprime comment l’individu se sert, par ses objets et mots quotidiens, de la répétition pour s’identifier, capter le réel, se confronter à lui-même –tel le pli, qui consiste en une même matière que l’on rabat sur elle-même. « Je plie, et ne romps pas », dit le roseau. Ou Deleuze, à nouveau : « Si la répétition nous rend malade, c’est elle aussi qui nous guérit. Si elle nous enchaîne et nous détruit, c’est elle encore qui nous libère. » Tout comme le langage, plié et ordonné par l’esprit.
Mais la connaissance de soi passe aussi par la reconnaissance de ce qui manque. Le travail du peintre Stello Bonhomme porte sur l’empreinte du pli. Ce dernier n’est plus le résultat mais l’outil : feuilles rabattue, torchons froissés et imbibés (utilisés comme tampons ou présentés comme toile), calques emprisonnant la peinture dont ils définissent la forme selon leurs sillons, etc. Les vides et les blancs laissés par les plissures aménagent la composition des travaux, entre maîtrise et hasard. Stello Bonhomme se focalise sur le souvenir de l’acte créatif, le pli qui s’est produit (indiquant une rencontre, celle entre deux points d’une même surface) et qui n’est plus. Il en garde la trace et la sublime par la peinture comme un indice des choses passées, dont l’émotion est diluée dans le flot abstrait que forme le souvenir.
L’abstraction des sculptures d’Aymeric Caulay est elle aussi chargée de mémoire. Son triptyque « Drapée » est constitué de feutre rouge soutenu par des fils de fer de chantier qui en modulent la sinuosité des plis. Ces derniers, jamais isolés, imposent à l’ensemble une structure et leur très habile jeu d’arabesques, de boursouflures et d’anfractuosités, presque brouillon mais parfaitement maîtrisé, nous renvoie aux plissés de la peinture rococo, et à leurs lits défaits par l’amant. Rouge, couleur de la passion ; le drap rouge, symbole nuptial mais aussi biblique puisqu’il est notamment celui du sacrifice, de « ce qui rend sacré ».
Mais qui serait cette absente sacrée dont témoignent les plis ? La mémoire, peut être, mémoire drapée à caresser en ses plis.
Commissaire de l’exposition, Hannibal Volkoff