L’exposition « Ce qui est retenu » est un dialogue entre les œuvres d’Annabel Aoun Blanco et celles d’Isabelle Bonté-Hessed2, autour de la dissolution de l’être et de ce qui, autour de cette dissolution, est révélateur de l’être.
Les visages de la série « Le Mandylion » sont imprimés dans un moulage dont Annabel Aoun Blanco a photographié l’envers, sans retouche numérique. Le recouvrement du visage sur le support envahit l’espace du modèle pour lui en offrir un autre : un champ clos, dans lequel il ne voit rien, n’entend rien, ne respire plus et ne peut parler. Le modèle est figé dans un espace intérieur qui s’imprègne alors dans la matière.
Le Mandylion, dans la tradition chrétienne, est une relique en tissu dans laquelle le visage du Christ se serait imprimé. Ce qu’Annabel Aoun Blanco retient de cette croyance est le principe de l’icône : l’expression d’une vérité transcendantale qui, à l’image du Christ, détient la faculté de relier un monde avec l’autre. Notons par ailleurs que les icônes sont peintes en perspective inversée afin d’en troubler les indices spatio-temporels. Photographier l’intérieur du masque procède de la même intention de brouiller les pistes : les visages nous font-ils face ou nous prennent-ils comme point de fuite ?
Ni l’un ni l’autre, ils ne sont plus définis que par leur ouverture. Et c’est ici tout l’art de l’inversion (du sacré ?) d’Annabel Aoun Blanco : c’est lorsque les figures sont le plus fermées qu’elles deviennent une fenêtre, et qu’opère la transfiguration. Là où les modèles sont plongés dans l’obscurité, l’image devient lumineuse. Là où ils ne sont plus concentrés que sur eux-mêmes, au risque de la claustrophobie, leur empreinte semble se dissoudre dans une sérénité qui leur est commune. Une apparition qui les relie dans une même disparition.
Le repli de l’être en soi, c’est aussi l’espace des souvenirs. Dans sa série « De l’incertitude et de la fragilité du visible », Isabelle Bonté-Hessed2 peint à l’encre de Chine des scènes de rue, des moments vécus et photographiés dont elle retranscrit, à travers la fragmentation des silhouettes et le flou de la paraffine versée sur la toile, l’effacement progressif.
On ne sait d’ailleurs si les scènes décrites émergent du vide ou disparaissent. Ce qui intéresse Isabelle Bonté-Hessed2, ce sont les trous, « l’être où ? », l’absence entre les formes comme devenir potentiel. Le visiteur est invité à combler les morceaux par son propre vécu.
La paraffine, « parum affinis », mot qui pose la question de l’affinité, ou de ses frontières, recouvre les toiles comme une peau recouvre sa mémoire, avec ses oublis, ou ses fantômes. Mais certaines toiles ne sont réalisées qu’avec ce matériau, notamment dans les séries « Ex-Voto » et « L’œuvre au blanc » ; les motifs se dessinent en surface : memento mori nous rappelant notre finitude ou silhouettes émergeant de la matière, ils semblent vouloir sortir de cette peau, la percer. Leur prière d’ex-voto les a figés en empreintes. Rappelons que la paraffine est une substance régulièrement utilisée pour ses propriétés de conservation.
L’identité subit pourtant une telle altération dans ces apparitions de corps sans visages (à l’opposé du Mandylion, ils ne sont que masse et contours) que l’on peine à savoir ce qui est conservé. La réponse, finalement, ne se trouve pas dans le visible mais dans un geste, une intention, qu’elle soit d’échappée ou d’immersion. Quand on sait que l’effacement signifie « ôter la face », on se rend compte qu’il ne s’agit pas de « faire face » aux résurgences, mais de s’en servir comme support créatif.
De même, la série photographique « Danse Contemporaine » d’Annabel Aoun Blanco métamorphose le corps en signes. Plongés dans du lait, les modèles ne sont plus visibles qu’à travers les organes émergeant du bain, et, assemblés les uns à côté des autres, ils forment un alphabet ; un alphabet du corps qui s’apparenterait à celui de l’oubli.
Les œuvres d’Annabel Aoun Blanco et d’Isabelle peuvent être vues comme une tentation de la disparition. Mais elles sont avant tout attentives à ce qui reste, ce qui est retenu. Retenir son souffle, retenir ses souvenirs, retenir comme porter en soi l’impulsion salvatrice. L’absence est ici lumineuse, et c’est à partir d’un subtil jeu de lumière que les traces de cette absence se révèlent et deviennent présence.
Hannibal Volkoff